Marguerite :

Il perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n’est pas une nature auditive. Son imagination est purement visuelle... c’est un peintre... trop partisan de la monochromie.(Au Roi). Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t’égare encore, cela te retarde. Tu ne peux plus t’attarder, tu ne peux plus t’arrêter, tu ne dois pas. (Elle s’écarte du Roi). Marche tout seul, n’aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi de loin).  (...) Tu peux passer, passe... Mais non, les pâquerettes ne chantent pas, même si elles sont folles. J’absorbe leurs voix ; elles, je les efface !... Ne prête pas l’oreille au murmure du ruisseau. Objectivement, on ne l’entend pas. C’est aussi un faux ruisseau, c’est une fausse voix... Fausses voix, taisez-vous. (Au Roi). Plus personne ne t’appelle. Sens, une dernière fois, cette fleur et jette-la. Oublie son odeur. Tu n’as plus la parole. A qui pourrais-tu parler ? Oui, c’est cela, lève le pas, l’autre. Voici la passerelle, ne crains pas le vertige. (Le Roi avance en direction des marches du trône). Tiens-toi tout droit, tu n’as pas besoin de ton gourdin, d’ailleurs tu n’en as pas. Ne te baisse pas, surtout, ne tombe pas. Monte, monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre marches du trône.). Plus haut, encore plus haut, monte, encore plus haut, encore plus haut, encore plus haut. (Le Roi est tout près du trône). Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce miroir sans image, reste droit... Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche.(A mesure qu’elle lui donne ces ordres, le Roi raidit ses membres). Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts... trois... quatre... cinq... les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le Roi est immobile, figé comme une statue.). Et voilà, tu vois, tu n’as plus la parole, ton cœur n’a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. C’était une agitation bien inutile, n’est-ce pas ? Tu peux prendre place.

 

Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite.

Le roi est assis sur son trône. On aura vu, pendant cette dernière scène, disparaître progressivement les portes, les fenêtres, les murs de la salle du trône. Ce jeu de décor est très important.

Maintenant, il n’y a plus rien sur le plateau sauf le Roi sur son trône dans une lumière grise. Puis, le Roi et son trône disparaissent également.

Enfin, il n’y a plus que cette lumière grise.

La disparition des fenêtres, portes, murs, Roi et trône doit se faire lentement, progressivement, très nettement. Le Roi assis sur son trône doit rester visible quelque temps avant de sombrer dans une sorte de brume.

 

RIDEAU

Paris, 15 octobre-15 novembre 1962

 

 

E. Ionesco, Le Roi se meurt, Paris, Gallimard, collection Folio, avril 1989 (1er dépôt légal : février 1973), pp. 135-137.