Merci à Boubacar Seck, ami cher, homme solaire que j'admire tant, d'avoir posé son regard sur mon travail et d'avoir écrit ce texte :

 

N'oublie pas de vivre !

Catalogue Biennale d'Autun 2023 Migration(s)

 

Thank you to Boubacar Seck, my dear friend, a sunny man whom I admire so much, for looking at my work and writing this text:

 

Don't forget to live!

Catalogue Autun Biennial 2023 Migration(s)

 

 

 

 

 

N'oublie pas de vivre !

 

 

Que faire de notre vulnérabilité ?

 

C’est la question lancinante que Judith Avenel donne l’impression de poser dans une invariance plurielle de son travail. Vulnérabilité ne veut pas dire fragilité, ni précarité, ni difficulté. Ces dernières notions font chez elle plutôt référence à l’urgence de l’action, urgence de la vie, à la participation et gestion effrénée du quotidien. Vulnérabilité est une manière d’élévation spirituelle, une sublimation d’un ordinaire qu’elle a au préalable pris la peine de déborder de vies. Vulnérabilité est dans ses œuvres une explication de la condition humaine, un destin : la conscience que tout finit.

 

C’est une question philosophique, ontologique pour elle. Sa vie, son œuvre, son intimité sont hantées par cette vulnérabilité. Une force puisée dans un éloge de faiblesse et de mélancolie. Une hantise d’être débarquée source de pulsion créatrice. Un univers, un monde où les vies font l’expérience de l’injustice des femmes et des hommes. Un univers que Judith Avenel, comme dans sa propre vie, repeuple en s’entourant de personnages abrahamiques, de noms et prénoms universels, de déesses et de demis dieux. Le monde ne lui suffit pas, elle a besoin de mythologie : « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas » écrivait Fernando Pessoa.

 

Cette vulnérabilité s’attife parfois de cette convention physique qu’est le temps, de cette conscience des petites morts. Là, non plus, ce n’est pas une vision prosaïque de la finitude. Un coucher de soleil est un moment de plénitude et de contemplation. Mais elle est à la fois une petite mort - au moins celle du jour - et une promesse de renaissance. Les instants triviaux du quotidien - à vivre ici et maintenant - comme regarder un enfant qui dort dans son lit ou déposer un baiser les yeux fermés sur des lèvres, sur la peau ou sur un front feront ressentir l’intensité du moment. Il y a toujours, dans ce travail à la fois, la possibilité de la perte ou de la fin d’une félicité et aussi la possibilité d’une île, d’une échappée.

 

Que faire donc de cette vulnérabilité ? La vie comme fragilité de l’existence devient chez Judith Avenel une force activée pour répondre à sa hantise, à nos peurs de déclassement, de dégringolade, aux lois cyniques, aux « c’est ainsi », aux « c’est comme cela ».

 

« Cela » commence d’ailleurs très tôt dans une révolte adolescente et familiale remplie de colère. Pas de la colère aveuglante d’Ajax qui détruit tout dans une nuit de folie.

 

Plutôt celle d’Antigone gorgée de justice devant les lois iniques de Créon, qui choisit l’aventure de l’altérité face à la pureté et à la raison du clan. Comme l’héroïne de Sophocle ou d’Anouilh, il faut « garder les yeux ouverts ». Il ne faut pas se taire devant un monde où les valeurs et principes s’érodent, où il faut d’abord résister par le sacrifice du corps, par l’amour, par la création. C’est aussi Esther, la femme des lumières, qui prend le risque du dévoilement et du démoulage de son corps pour sauver son Peuple. C’est ce que font nos contemporaines dans une continuation d’un refus du silence et de l’invisibilité prenant en écho les mots d’Antigone : « Je ne me tairais pas ! » et déchirant les différentes étoffes de la domination.

 

Ce sont des œuvres que Judith Avenel nous montre comme manifestes esthétiques face aux manifestations du réel : le corps comme politique de l’éthique. Les titres des œuvres présentées révèlent, sans enfermer dans des images, les fenêtres qu’elles ouvrent sur cette « obsession » du temps qui file. Le temps qui file aussi le coton du lien en ouvrant sur d’autres préoccupations : la dialectique du plein et du vide par exemple.

 

Le temps chez Judith est comme le silence ou l’identité qui, dès qu’on les nomme ne sont plus ce qu’ils sont, ne sont plus les mêmes. « Gardez les yeux ouverts » ne se réduit pas à une injonction ou un impératif. On peut « garder les yeux ouverts » avec les yeux fermés pour apprécier un baiser.

 

« Si tu meurs, je te tue », « Don’t forget me » est un avertissement voire une menace, une peur de la perte d’un être aimé tout comme une supplique à prendre soin les uns des autres : « Take care of me ». À l’image des amants qui se disent « si tu me quittes, je peux venir avec toi ? » ou de ces amoureux collés flan contre flan se répétant : « si tu es contre moi, alors… moi aussi ». On peut y voir une dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Celle de la réparation juive, le Tikkoun Olam ou de l’interdépendance humaine des Xhosas (Afrique du Sud), l’Ubuntu. Ces œuvres peuvent être lues comme des déclarations d’amour. Je pense à toi et je ne t’oublie pas. Je te le répète aussi pour que tu ne m’oublies pas.

 

Cette dialectique de la mémoire et de l’oubli, du plein et du vide, de la force et de la vulnérabilité se retrouve dans « La rose de personne », « Sans visage » et « Ex Voto ». Y compris dans la technique du débossage utilisée dans la fabrication de l’œuvre où les mots sont en creux. Une « Rose de Personne », « Sans Visage », un petit bateau tel un jouet « d’enfants qui ne sourient plus », une couverture de survie, un gilet de sauvetage. Des objets qui sont « au monde les plus belles choses, ont le pire destin et ont vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin ».

 

Cette nature morte sur un « Psaume » ou sur une plage est bien vivante dans nos mémoires. Elle restera fleurissante comme la rose de personne.

 

Ce regard mélancolique est toujours évocateur d’un temps en cavale. Le récit poétique fait resurgir les drames des absences du cimetière marin en face de la grève où s’entassent les restes de ceux qui ont affronté la frontière.

 

Le dispositif scénique et artistique de ces œuvres est le prétexte pour faire jaillir un peuple de spectres dont la présence a été expurgée et est devenue une sorte de fiction, de malaise dans la civilisation.

 

La dialectique du plein et du vide est aussi une allégorie d’une pulsion de vie puisée dans la présence de la mort, où il faut écouter plus souvent les choses que les êtres, où ceux qui sont morts ne sont jamais partis, où la vulnérabilité donne de la force tout en rendant fragile, où il faut écouter les voix de nos feux intérieurs.

 

Cette dialectique est le lieu où la légèreté ne s’oppose pas à la gravité, où la légèreté n’est pas la frivolité. Elle est le territoire de l’urgence où la colère née des dissymétries du monde est domptée par l’élévation du langage et de l’esprit, où la hantise de remplir sa vie parce qu’il n’y a « pas de temps à perdre » ne nous détourne pas de l’exigence de garder les yeux ouverts.

 

Les œuvres de Judith Avenel tentent de rappeler que l’idée angoissante du temps qui passe, d’un passé qui n’est pas mort ou qui ne passe pas et d’une mort qui s’annonce ne nous fera pas oublier de vivre. « N’oublie pas de vivre ! » nous rappelait d’ailleurs Goethe.

 

 Bordeaux, le 24 mai 2023

 

Boubacar SECK

Architecte et écrivain

 (L’amère patrie, éd. Baudelaire, 2008

 Une jeunesse malsaine, éd. L’Atelier des Brisants, 2022)

 

 

 

 

 

"Don't forget to live!"

 

 

What should we do with our vulnerability?

 

This is the nagging question that Judith Avenel gives the impression of asking in the many-sided invariance of her work. Vulnerability does not mean fragility, precariousness or difficulty. For her, these latter notions refer rather to the urgency of action, the urgency of life, and the frantic participation and management of everyday life. Vulnerability is a kind of spiritual elevation, a sublimation of an ordinariness that she has first taken the trouble to overflow with life. In her work, vulnerability is an explanation of the human condition, a destiny: the awareness that everything comes to an end.

 

It's a philosophical, ontological question for her. Her life, her work and her intimacy are haunted by this vulnerability. A strength drawn from a praise of weakness and melancholy. A fear of being disembarked, a source of creative impulse. A universe, a world where lives experience the injustice of women and men. A universe that Judith Avenel, as in her own life, repopulates by surrounding herself with Abrahamic characters, universal names and surnames, goddesses and demi-gods. The world is not enough for her, she needs mythology: "Literature is proof that life is not enough" wrote Fernando Pessoa.

 

This vulnerability is sometimes adorned with the physical convention of time, the awareness of small deaths. Here, too, it is not a prosaic vision of finitude. A sunset is a moment of plenitude and contemplation. But it is both a small death - at least that of the day - and a promise of rebirth. The trivial moments of everyday life - to be experienced here and now - such as watching a child sleeping in bed or placing a kiss with closed eyes on lips, skin or forehead, will make us feel the intensity of the moment. There is always, in this work, both the possibility of the loss or end of a bliss and also the possibility of an island, an escape.

 

So what are we to make of this vulnerability? For Judith Avenel, life as the fragility of existence becomes a force activated to respond to her fears of downgrading, of falling, of cynical laws, of "that's the way it is", of "that's how it is".

 

"It" begins very early on, in an adolescent and family revolt filled with anger. Not the blinding anger of Ajax, who destroys everything in a night of madness.

 

Rather, the anger of Antigone, gorged with justice in the face of Creon's iniquitous laws, who chooses the adventure of otherness in the face of the purity and reason of the clan. Like the heroine of Sophocles or Anouilh, we must "keep our eyes open". We must not remain silent in the face of a world where values and principles are being eroded, where we must first resist through the sacrifice of our bodies, through love, through creation. It is also Esther, the woman of the Enlightenment, who took the risk of unveiling and unmoulding her body to save her People. This is what our contemporaries are doing, continuing to refuse silence and invisibility, echoing the words of Antigone: "I will not be silent", and tearing apart the various fabrics of domination.

 

Judith Avenel presents these works as aesthetic manifestos against the manifestations of reality: the body as the politics of ethics. The titles of the works presented reveal, without limiting them to images, the windows they open onto this 'obsession' with the passing of time. Time is also the cotton of connection, opening up other concerns: the dialectic of fullness and emptiness, for example.

 

For Judith, time is like silence or identity, which, as soon as you name them, are no longer what they are, no longer the same. "Keeping your eyes open" is not just an injunction or an imperative. You can "keep your eyes open" when you close them to savour a kiss.

 

Si tu meurs, je te tue" ("If you die, I'll kill you"), "Don't forget me" is a warning, even a threat, a fear of losing a loved one, as well as a plea to take care of each other: "Take care of me". Like the lovers who say to each other, "If you leave me, can I come with you?" or the lovers who are pressed up against each other, repeating, "If you're against me, then... so am I". It's a Hegelian dialectic of master and slave. The same is true of Jewish reparation, the Tikkoun Olam, or of the human interdependence of the Xhosas (South Africa), the Ubuntu. These works can be read as declarations of love. I think of you and I don't forget you. I'm telling you again so that you don't forget me.

 

This dialectic of memory and oblivion, of fullness and emptiness, of strength and vulnerability can be found in "La rose de personne", "Sans visage" and "Ex Voto". Even in the debossing technique used in the making of the work, where the words are hollowed out. A "Rose de Personne", "Sans Visage", a small boat like a toy "for children who no longer smile", a survival blanket, a life jacket. Objects that are "the most beautiful things in the world, have the worst destinies, and have lived through what roses live through, for the space of a morning".

 

This still life on a "Psalm" or on a beach is very much alive in our memories. It will remain in bloom like no one's rose.

 

This melancholy gaze is always evocative of a time on the run. The poetic narrative conjures up the drama of absences from the marine cemetery opposite the shore where the remains of those who crossed the border are piled up.

 

The scenic and artistic device of these works is the pretext for bringing out a people of spectres whose presence has been expunged and has become a kind of fiction, a malaise in civilisation.

 

The dialectic of fullness and emptiness is also an allegory of a life drive drawn from the presence of death, where we must listen more often to things than to beings, where those who have died have never gone away, where vulnerability gives strength while making us fragile, where we must listen to the voices of our inner fires.

 

This dialectic is the place where lightness is not opposed to gravity, where lightness is not frivolity. It is the territory of urgency, where the anger born of the asymmetries of the world is tamed by the elevation of language and spirit, where the obsession with filling one's life because there is "no time to lose" does not distract us from the need to keep our eyes open.

 

Judith Avenel's works are an attempt to remind us that the distressing idea of time passing, of a past that is not dead or that is not passing, and of a death that is coming, will not make us forget to live. "Don't forget to live", as Goethe reminded us.

 

 

Bordeaux, 24 May 2023

 

Boubacar SECK

Architect and writer

(L'amère patrie, ed. Baudelaire, 2008

 Une jeunesse malsaine, L'Atelier des Brisants, 2022)