Rapport sur la soutenance de la thèse de Madame Judith Avenel sous la direction de Madame Hélène Sorbé

« Si tu meurs je te tue »

Temps, absence et mémoire

 

« J'ai lu la thèse de Judith Avenel avec intérêt. Je veux d'office saluer le considérable travail exécuté ici, la masse des informations recueillies, une culture immense et élargie de la question traitée, un travail de haute volée qui ne souffre guère de critiques, à mon sens.

(...)

Ceci précisé, je veux revenir à présent à ce qui fait toute la sève de ce travail pas loin d'être gigantesque, au risque de la superproduction, à savoir l'inquiétude.Beaucoup de choses ont été dites, seront dites par mes collègues de ce jury mais pour ma part, je veux insister sur ce qui constitue pour moi l'intérêt de fond de cette recherche, l'inquiétude. Ce mot n'apparaît pas spécialement dans la thèse; il ne l'irrigue pas d'un fluide visible mais pourtant, ce fluide ici plutôt dissimulé est séminal, il donne naissance à la pensée, il la fait évoluer.

 Inquiétude de quoi ? Non de vivre, non de créer, au demeurant, mais de créer dans la justesse et, par extension, en rendant justice à la création, ici plasticienne, de ce qu'elle est, de ce qu'elle est vraiment.

Tout le propos de cette thèse - du moins l'ai-je sans cesse perçu ainsi, dans cette lumière à la fois décidée et comme toujours naissante, sans cesse résistante au risque de l'extinction intellectuelle -tout le propos de cette thèse, donc, consiste pour la doctorante-artiste qu'est Judith Avenel à se demander :cette création, macréation, est-elle fondée ? Est-elle juste ? Est-elle recevable ? Vise-t-elle en cœur de cible ? Est-ce que je mens, est-ce que je me mens ? Le « mentir vrai » en quoi consiste toute création est-il un principe recevable ?

Quid de l'imposture créature, du jeu de masques, de la transfusion qui opère  inévitablement, peu ou prou, entre la vie et l'œuvre d'art ?

Il résulte de cette inquiétude permanente un propos souterrain qui vaque dans toute cette thèse, un fil d'Ariane qui est le fil de l'inquiétude maïeutique. Comment mettre au monde une création ? Comment faire naître une création et comment faire que cette création soit aussi le monde, son renfort ? Quelle légitimité à

celle-ci ? Et puis, surtout, quelle chance pour ce que les Grecs appelaient l'Oimosis, la concordance entre le projet de l'œuvre et le résultat obtenu, une fois la phase du « faire » accompli ? Un « faire », précisons-le, qui revêt ici une importance cruciale, qui s'assimile à une marche, à la démarche de la Gradiva de Jansen, aurait-on pu dire en singeant Freud - une marche qui est un accouchement tout à la fois de pensée et de matérialisation ?

Judith Avenel est une artiste des sens, des mains, du cerveau. Elle est une artiste aux prises avec une matière complexe, imbriquée, interférée, la matière blanche de nos combinaisons cérébrales et la matière dont elle fait ses œuvres :un faux nez rouge de clown, de la terre, de la cire, une ancienne école désaffectée, un carré d'herbe, des fragments de viande recueillis  chez un boucher... Une artiste anti-conceptuelle.

L'inquiétude, chez elle, est donc un moteur puissant. Son art, à la fois, veut inscrire le corps dans le temps, valider que le temps sera ou tard perdu et que l'œuvre, du moins, en est une mémoire certes imparfaite mais opératoire à contretemps, comme en un à-rebours perpétuel. Un « Ça a été » et un « Cela est », pour parler à la fois comme le Roland Barthes  de La Chambre claire et comme les documentaristes.

Je ne porterai pas de jugement de valeur sur les travaux mêmes de l'artiste Judith Avenel, qui lui sont comme imposés par sa nature à la fois préoccupée, entreprenante et en bordure  de mélancolie mais uniquement, en une phrase, sur sa contextualisation fortement intime (…) l'œuvre est ce qu'elle est. Mais il n'en constitue pas moins un sujet de préoccupation, une occasion d'interroger les relations entre l'art et le réel  et, tout autant, la place que joue dans ce système relationnel la place du corps même de l'artiste.» 

 

Paul Ardenne