Rapport sur la soutenance de la thèse de Madame Judith Avenel sous la direction de Madame Hélène Sorbé

« Si tu meurs je te tue »

Temps, absence et mémoire

 

Candidate au doctorat en Arts, Madame Judith Avenel présente, en vue de l'obtention du titre de docteur, une thèse en Arts (Histoire, théorie, pratique) préparée sous la direction de Madame Hélène Saule-Sorbé, Professeure à l'Université de Bordeaux Montaigne: « "Si tu meurs, je te tue". Temps, absence et mémoire ». Le document soumis à la lecture est composé d'un texte de 450 pages richement illustré de 125 figures, auquel est adjoint un livret de 65 pages comprenant des annexes de nature extrêmement diverse (notes techniques, hommages, extraits d'ouvrages, éditoriaux et articles de journal...), une bibliographie organisée par catégories (ouvrages, catalogues, articles et chapitres d'ouvrages et, pour finir, sites internet, dvd et émissions radiophoniques), une table des illustrations et un index des noms propres. La présentation de l'ensemble est exceptionnellement soignée : élégante couverture portant des lettres gaufrées, illustrations harmonieusement regroupées ou insérées à propos.

 

(...) la langue est généralement travaillée et se fait volontiers poétique. Madame Avenel préfère l'évocation à la description, la suggestion à la démonstration. Elle s'autorise donc de nombreuses images et métaphores, des enchaînements de phrases nominales et l'usage de la parataxe, des jeux de mots, (penser/panser, en corps/encore etc.) et des glissements terminologiques. Ce choix formel n'est pas sans efficacité lorsqu'il s'agit de mettre en mots les opérations poïétiques ou de rendre compte de l'apparaître des choses et des œuvres. (…)

 

L'appareil de notes, dont on regrette qu'il ne soit pas numéroté en continu, est extrêmement abondant au point de constituer un texte second qui vient s'ajouter au texte principal et l'emporte parfois sur lui en volume. Contrairement à la coutume, la fonction de ces notes est d'ailleurs moins d'éclairer, de préciser ou d'ouvrir çà et là un espace de discussion que d'ajouter des références et des analyses. L'ensemble des propositions, on le saisit, est donc très riche, d'autant que l'éventail des références mobilisées est lui-même extrêmement large. Indiscutablement, Mme Avenel possède une vaste culture, littéraire, artistique, historique et philosophique. La construction de l'écrit en trois parties est moins classique qu'il n'y paraît. Le plan ne répond pas à une intention architectonique qui soutiendrait la progressive élaboration d'une démonstration étayée par des exemples et des illustrations ; il marque plutôt la présence de jalons (Madame Avenel préfère parler de « points de capiton », en reprenant la célèbre image lacanienne) dans une déambulation libre, qui multiplie les tours et les retours et se permet maints excursus. Le fil rouge qui relie les diverses parties entre elles est constitué par la référence à une pratique dont les formes et les modalités constituent le principal sujet d'enquête. Dans ces conditions, la thèse est à comprendre comme un cheminement très personnel qui permet à l'artiste qu'est madame Avenel de cerner les « nœuds » autour desquels se développe une « fabrique » dont les ressorts mêmes, malgré l'impérieuse nécessité qui la commande, restent en partie énigmatiques. Quant à la méthode, elle consiste à faire entrer en résonance ce qui se donne à voir comme des motifs ou des préoccupations récurrentes (le corps, l'empreinte, la ruine, la mémoire...) avec des références multiples, artistiques autant que théoriques. Des lignes de force sont ainsi mises en évidence et des points de convergence sont circonscrits, autour desquels s'agrègent formes, figures et réflexions. C'est la métaphore musicale, plus qu'architecturale qui se montrerait adéquate pour décrire ce mode de composition : on pourrait parler de thèmes successivement introduits,qui se croiseraient, s'opposeraient, se répondraient et se reprendraient, sous forme de variations, à des intervalles plus ou moins rapprochés et réguliers. 

 

Dans une telle démarche, il n'y a rien d'académique au sens strict du terme et rien qui puisse se recommander d'une méthode transmissible. Le principe est celui de l'affinité élective. Madame Avenel affirme avec force ses préférences en matière théorique et artistique ; elle a, pourrait-on, dire « ses » artistes et « ses » auteurs privilégiés : Paul Ardenne, Georges Didi­ Huberman, Walter Benjamin, Maurice Blanchot, Jacques Derrida d'un côté; Giuseppe Penone, Bill Viola, Christian Boltanski, Chohred Feyzdjou, Esther Shalev-Gertz, de l'autre. Et, pour décrire sa façon de travailler, elle avoue « s'emparer de mots, de phrases, de fragments d'écrits » (p. 30) pour alimenter sa propre réflexion et reconnaît opérer, dans le travail plastique comme dans l'écriture, « par accumulation » (p. 425). Le procédé s'avère heuristique pour qui cherche à comprendre les motivations qui l'animent et, pour cela, utilise le détour par l'autre pour revenir à soi. (…)

 

Le lecteur est pris dans un mouvement dont il ne saisit pas vraiment le rythme et les raisons, mais qui, en définitive, s'avère plein d'enseignements. La pensée, qui se développe par associations et rapprochements, s'engage constamment sur des pistes nouvelles, tout en revenant sur des thèmes déjà rencontrés ou des exemples déjà traités. La recherche découvre de la sorte, au fur et à mesure de ses fluctuations, de ses avancées et de ses retours, que tout se lie et se répond : l'art et la vie, l'âge adulte et l'enfance, les choix, les goûts, les décisions et les actes... Tel est le système de résonances mis en place, avec grande subtilité et habileté. Il faut accepter de se laisser entraîner dans le parcours ainsi dessiné et souscrire au mode de travail adopté, si l'on veut ne pas achopper sur ce qui pourrait surprendre dans le cadre d'un travail universitaire. L'autobiographique ne cesse d'affleurer mais il ne faudrait pas interpréter la place éminente donnée à la subjectivité comme la manifestation d'un subjectivisme radical et déplacé. Telle est la solution trouvée par Mme Avenel à l'épineux problème de la spécificité d'une recherche en arts qui n'entend se situer ni sur le terrain de l'histoire de l'art ni sur celui de l'esthétique, mais veut s'enraciner dans l'expérience d'un faire. Les limites auxquelles touche cette solution marquent-elle l'aporie à laquelle ne peut manquer de se trouver confronté l'artiste quand il se fait théoricien de sa propre pratique, écartelé qu'il est entre des aspirations et des injonctions contradictoires, obligé qu'il se sent de mettre un point final, fût-il tout provisoire, à une quête par définition in-finie ?

Dans cette voie, il ne peut être question de soutenir à proprement parler une thèse, c'est-à-dire de proposer une réponse partageable à une question située sur le terrain du commun. Ce qui se joue dans ce travail est d'un autre ordre : l'épreuve d'une liberté de penser et d'agir, la mise en œuvre d'une réflexivité nécessaire à la poursuite d'une aventure artistique singulière.

 

 

Sabine Forero Mendoza